Carte du Wessex de Thomas Hardy :

L'Isle of Slingers que l'on voit ici au point le plus au sud de cette carte est l'autre nom (imaginaire et littéraire) de l'île de Portland, toponyme véritable, que l'on vient de trouver mentionné dans ce passage de la nouvelle.




[on remarquera au passage le jeu assez subtil de Thomas Hardy dans ces pages, où le mur du jardin figure l'hymen, dans une sorte de métaphore filée sous-jacente. La littérature existe pour ce genre de choses-là : nous éloigner, nous tenir à l'écart de la bête utilitaire, de l'idiotie mono-impulsée, du calcul inlassable où macèrent les envahissantes bassesses de la vie.
il n'est pas de littérature moins victorienne que la "littérature victorienne" – toute la littérature de cette époque en Angleterre est dissidente – les Soeurs Brontë, la grande George Eliot, Dickens ou Thomas Hardy tous les plus grands producteurs d'oeuvres littéraires "victoriennes" furent des dissidents de cette ère, de ce règne qui s'étendait sur la surface du globe : la littérature, au fond assez comme en Russie à la même époque et jusqu'au tournant du siècle, avant de reprendre à la mort de Lénine, était le lieu de la dissidence. Quand tout est perdu, ou, comme à présent en Europe quand tout n'est pas encore perdu, la littérature pure et belle est le lieu de ce combat, l'ultime et sublime combat politique réfractaire de ce qui, non content de refuser de mourir, prétend vouloir vivre encore et de nouveau.
La littérature mine la civilisation de l'intérieur mais d'une manière qui ne s'assimile en rien à de la trahison : elle mine le faux civilisationnel et politique,
celui de la représentation de la civilisation par elle-même, en exaltant le réel et le possible. Comme ici dans cette petite nouvelle. En 1880, quand Hardy entreprend cette oeuvre étonnante (des dizaines de romans et nouvelles, des centaines de poèmes), les thalassocraties ibères et continentales, hollandaises, françaises ont toutes été réduites ou largement tenues en échec et les prétentions continentales de l'Empereur, et celles de l'Allemagne, toujours sans colonies dignes de ce nom, paraissent avoir été dérisoires à l'échelle du globe. L'Angleterre triomphe partout et sa thalassocratie règne enfin comme le siècle élisabéthain en avait rêvé. L'Angleterre en devient, au yeux du monde actif et désireux de se dépasser (comme l'Inde devait le montrer avec Gandhi), le tout de l'Occident. Etre occidental et civilisé, c'est prendre le thé à cinq heures, siroter un sherry en tirant sur des cigares , ou manier avec hardeur et élégance la batte de cricket tandis que les dames en dentelles s'exercent à des choses féminines. Que fait alors le romancier anglais ? Il verse sur cette admirable construction, unique dans l'histoire, car jamais empire n'avait été planétaire avant celui-là, de l'acide, du fiel et du miel, il mine et rogne l'édifice de l'intérieur, depuis son coeur, avec Thomas Hardy celui de l'Angleterre rurale, âme ancienne de la puissance civilisée et civilisatrice, et avec Dickens, celui de la machinerie urbaine, en exposant le sordide qui sert de loi fondamentale à ce monde de suie, de cambouis et de calcul pécuniaire. Ce paradoxe, celui d'une puissance qui tolère en son sein pareille dissidence active s'est retrouvé en Russie – au fond, si l'on veut bien se pencher sur le phénomène Soljenitsine, qui fut un romancier, un créateur de monde projeté, imaginaire et politique, en portant sur son oeuvre le regard que je vous propose, on reconnaîtra dans l'
Archipel du Goulag, un
Bleak House ou un
Little Dorit du Dickens russe.
La littérature d'empire en Occident est une belle indifférente à la gloire impériale – le cas de Kipling est beaucoup plus ambigü qu'on ne croit généralement,
Kim ou
The Light that Failed ne sont déjà guère éloignés des premiers romans d'Aldous Huxley, celui du
Meilleur des Mondes. Donc cette puissance paradoxale, l'Occident, rentrée presque tout entière dans la puissance anglaise victorienne dans cet âge-là, offre cette remarquable singularité de penser, dans les moments les plus stables de son histoire, contre elle-même, par le truchement d'esprits dissidents – l'aimable Thomas Hardy, qui ne fut jamais un révolutionnaire, dut renoncer à écrire des romans après que son
Jude The Obscure fut brûlé par un évêque de son cher Wessex, ce qui nous vaut les quelques neuf cents poèmes qu'il composa après cet incident, ayant résolu de recourir à ce mode d'expression artistique qui lui causerait moins de désagréments.
Hormis le Japon moderne, et la Chine brièvement, entre 1880 et 1949, je ne sais si une civilisation autre que celle-là, qui se paye avec confiance un luxe pareil, celui de s'auto-attaquer au faîte de sa gloire, existe ou a jamais existé. Rien que pour ce trait, invraisemblablement supérieur, je continuerai de voter pour que ce fascinant phénomène, l'Occident, ne disparaisse jamais, ne soit jamais enterré ou relativisé]