La réponse à cette question est intriguante parce qu'elle fait écho à ce que nous vivons depuis le tournant du millénaire, elle nous est dévoilée dans les pages d'un chapitre de A Study of History (1954) de A.J. Toynbee : parce que ces trois siècles furent pour l'Occident ceux de l'universalisme, de la mondialisation des échanges et des rivalités – après que ces puissances se furent engagées dans cette immense entreprise de globalisation de soi, elles négligèrent de traiter les maux que subissaient leurs populations at home et que leur causaient les exactions des Barbaresques opérant depuis les côtes d'Afrique du Nord. Eprises d'humanisme et de propagation de leur civilisation, et de profits marchands, et de diffusion d'une science et de savoirs proclamés universels et trans-civilisationnels, et captivées par un grand jeu avec les Turcs dans les espaces d'Asie mineure et d'Asie centrale, ces puissances n'avaient cure du sort que leur négligence réservait à leurs peuples restés aux prises avec le Barbaresque auteur de razzias, et solidement installé sur les rives sud de la Méditerranée, mer alors incomparablement moins intéressante et alléchante de richesses convoitables que pouvaient l'être les rivages et les archipels des grands océans.
L'Occident voyait grand, si grand que, comme aujourd'hui ce qui peut se passer au coin de la rue et dans les zones de non droit qui s'installent dans certains quartiers des villes du vieux continent, l'Europe, berceau de sa civilisation, était devenue, en tant qu'espace physique, quantité négligeable, affaire secondaire et avec elle ses habitants et leur quotidien menacé. Les grands capitaines marchands, les grands philosophes, Voltaire en tête, préféraient s'intéresser aux "sauvages" des îles lointaines ou de la Nouvelle France, tous forcément bons, tous forcément intéressants et porteurs de profits potentiels, plutôt qu'à ces barbaresques nocents qui, aux portes de l'Europe, menaçaient et inquiétaient, et sévissaient. L'islam resta fort dans le bassin méditerranéen, pendant trois cents ans, et sa capacité de nuisance fut entretenue intacte, mais fort il le fut seulement de la négligence et de l'aveuglement mondialiste et universaliste des puissances de la chrétienté d'Occident.
Donc oui, l'histoire, même si elle ne se répète jamais, reconduit ses schémas, dès lors que l'aveuglement de l'Occident face à ce qui le menace demeure immuable, et dès lors aussi qu'il s'applique à reconduire une vision du monde faillie, celle que nous pourrions désigner comme étalement universaliste négligent, doublé d'ambitions cupides et de calamiteuses et donquichottesques rivalités internes.
Je vous propose de lire ensemble ces pages de A.J. Toynbee, dont j'ai produit la traduction. On y verra notamment comment, sans plan concerté, l'étau dans lequel l'islam avait pris l'Occident, en tenant jusqu'aux côtes d'Afrique occidentale et orientale, fut débloqué à partir de la dernière décennie du XVe siècle par une action simultanée mais nullement concertée de contournement et d'encerclement des puissances islamiques par les puissances maritimes ibéres d'une part et pour commencer (suivies aussitôt par la France, la Hollande et l'Angleterre) et par la Russie d'autre part qui endigua l'islam iranien en Asie centrale dans son étalement et sa conquête du flanc oriental du nord du continent eurasien jusqu'au Pacifique. Le "lac arabe" qu'avait été l'océan indien au XVe siècle fut désormais contesté par les deux chrétientés qui enserrèrent Dar Es Islam dans une prise en tenailles appelée à garantir le succès de la première mondialisation occidentale. Cependant que c'est à la Méditerranée qu'échut pour trois siècles le sinistre sort d'être "lac arabe".
L'histoire ne se répète pas : l'exploitation crue et directe des richesses, jusqu'à s'autoriser une traite esclavagiste transcontinentale, était possible durant ces trois siècles de mise en place de la première mondialisation occidentale car elle ne rencontrait à peu près aucune résistance, ni de la part des "sauvages", ni de l'islam lui-même qui refluait sur tous les fronts et dans tous ses domaines sauf en Méditerranée, et dont la capacité de nuisance fut endiguée et l'ambition freinée comme je viens de l'évoquer dès la Reconquista (qui libéra la façade atlantique de la peste barbaresque et ouvrit des routes à Colomb et à Vasco de Gama) ; elle ne peut l'être par les mêmes modalités dans la deuxième mondialisation (celle qui commence dès la fin de la deuxième guerre mondiale avec l'émancipation des colonies que possédaient certaines puissances impérialistes occidentales) pour au moins deux raisons majeures, auxquelles il faut en ajouter une troisième qui s'est avérée d'action plus épisodique qu'on ne l'aurait escompté : 1. les sauvages sont armés et constitués en Etats souverains et "exigent des contreparties" à l'exploitation de leurs richesses ; 2. l'islam est redevenu conquérant et s'est ligué avec succès contre l'Ouest dès la guerre du Kipour (1973) avec le chantage au pétrole et à l'accueil de ses populations en Europe (cf. Protocole de Barcelone), auquel chantage la France doit en partie sa politique du regroupement familial. A ces conditions nouvelles il convient d'ajouter, jusqu'à la chute du communisme en 1991, l'extrême réticence des blocs communistes (bloc soviétique, Chine, Cuba, et pays africains sous influence) à se laisser piller par l'Occident ou à commercer avec lui en des termes inéquitables.
Le fait déterminant me semble être que depuis 1973 et les options stratégiques que prit l'OCI (organisation de la conférence islamique, pas l'officine trotskyste à laquelle appartinrent Mélenchon et Jospin) qui entraîna le premier choc pétrolier, la machine d'une reconquista inversée s'est mise en branle : l'islam conquérant s'est réveillé et n'a cessé de forcir et d'avancer et de gagner en audace depuis ce moment.
La faiblesse actuelle de l'Occident est corrélable à un entêtement atavique à se croire encore (sous le leadership de Georges W. Bush en particulier) invincible et glorieux "comme avant" (comme au temps des trois siècles de sa domination absolue sur le monde) et, conjointement, à se représenter comme vil et coupable du désordre du monde. Ces deux aveuglements égocentrés vont de pair et occultent le réel dans lequel le monde est plongé.
Un exemple de l'offensive civilisationnelle de l'islam après le choc pétrolier : L'Association parlementaire pour la coopération euro-arabe qui en 1975 "comptait 200 parlementaires européens" de toutes tendances politiques, a produit les résolutions de son assemblée générale tenue les 7 et 8 juin 1975. Il s'agit du bleu d'architecte de l'Eurabia, visage des sociétés européennes des Neuf pays de la CEE, tel qu'il se présente aujourd'hui.
Le programme de contrecolonisation culturelle :


Ce sont des parlementaire européens qui signèrent ceci :

et enfin regroupement familial et droit de vote des étrangers :

Ne pas perdre de vue qu'en 1975, certains parlementaires allemands signataires de ce programme s'étaient distingués trente ans auparavant de manière pas toujours glorieuse dans leurs agissements vis à vis des populations juives ou non aryennes dans l'espace européen concerné... Ce qu'on appelle aujourd'hui nazislamisme n'est pas qu'une figure de rhétorique.
Dans l'ouvrage collectif paru simultanément en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis (Bloomsbury Editeurs) en 2013, Philosophy of History after Hayden White (White étant l'auteur de Metahistory paru en 1973), sous la direction de Robert Doran, celui-ci propose une introduction dont voici un extrait traduit :
D'une part [Metahistory] insufflait un regain de vie à la philosophie de l'histoire en la rendant davantage réceptive aux démarches nouvelles, orientées sur la linguistique dans les humanités ; d'autre part il déconstruisait l'opposition cardinale entre histoire en tant que telle et philosophie de l'histoire, qui avait eu pour effet d'entraîner l'excommunication de celle-ci par les cercles de l'historiographie académique. La première de ces deux ambitions avait été réalisée par la nature performative de l'ouvrage lui-même ; en effet Metahistory démontrait qu'une philosophie tropologique de l'histoire était possible par l’élaboration qu’en faisait l’ouvrage. En ce sens, il importe moins d’apprendre, comme l’écrit White, le fait que « Marx appréhendait le champ de l’histoire sur le mode métonymique », ce qui en soit n’est guère éclairant, que de découvrir que ce type de réflexion est intégrable dans un système tropologique qui définit la conscience historique en tant que telle.
La deuxième ambition était de montrer que les tropes structurent tout discours historique et que, de la sorte, au niveau le plus profond ou le plus fondamental, l’histoire directe et la philosophie de l’histoire ne font qu’un (« les modes possibles de l’historiographie sont les mêmes que les modes possibles de la philosophie spéculative de l’histoire »). Mais, évidemment, seule une démarche métahistorique peut rendre compte de ce fait, ce qui instaure subrepticement sa primauté.
[size=150]L’ouvrage de Toynbee fut précurseur de cette démarche : A Study of History n’est pas un ouvrage historique, car tout en l’étant, à l’évidence, il est aussi réflexion sur l’histoire, prise comme objet d’étude au sein même de sa narration, laquelle se voit cent fois proposée suivant des angles différents, thématiques, mais aussi selon différentes visions synthétiques du flux des événements, dans une sorte de buissonnement méthodologique. Et cette manière de ne faire qu’un de l’histoire et de la philosophie de l’histoire s’inscrit dans la grande et noble tradition de l’historien qui assume pleinement son rôle de philosophe et de conseiller des principautés, tradition qui fut inaugurée en Chine par Sseu Ma T’sien et dans une moindre mesure en Occident par Thucydide et Polybe. Ainsi nous verrons que le point de vue thalassocratique (ou "thalasso-centré") du Britannique se livre comme éclairage autant qu’interprétation, par exemple, de l’investissement territorial russe vers l’Orient, où Toynbee nous présente les steppes transouraliennes comme « grande baie terrestre », de même le Sahara dont la conquête vaut celle d’un océan (cf. le concept de « règne de l’Eau » chez Carl Schmitt)
L'enseignement politique, mais aussi philosophique et théologique, que livre Toynbee dans ces pages, en sus des matériaux historiographiques eux-mêmes, jamais neutres, toujours judicieusement choisis en soutien à ses thèses et pour mieux asseoir son point de vue (son belvédère), nous est devenu aujourd’hui plus précieux que jamais parce qu’il corrige une lacune, un immense vide de la pensée qui frappe aujourd’hui l’Occident face à ce qui survient aussi durement que les djihadistes et leurs ceintures d’explosif frappent dans les lieux publics les citoyens qui se défendent à coups de peluches, de bougies, de cœurs en feutrine et de slogans faussement paléo-chrétiens aussi débiles que démobilisateurs et suicidaires.
Il ressort de ces pages que le XVe siècle fut celui de l'essor conquérant de l'islam qui parvint à réaliser une quasi-mondialisation puisque celle-ci ne s'étendait que sur le "Vieux Monde", comme dit Toynbee (Océan Indien, Eurasie, et Afrique mais ne comprenant ni l'aire Pacifique, ni l'Amérique ni la Chine, ni le Japon, et qui bien entendu n'avait pu mordre sur l'Europe pas plus loin que le Péloponnèse à l'est et l'Andalousie à l'ouest). La première mondialisation, celle des circumnavigateurs de la Chrétienté d'Occident ne pourra advenir qu'à la fin de la Reconquista et à partir de l'exploit de Colomb qui en chemin vers les Indes buta sur une île aux contours difficiles à définir...
Donc la phase d'inflation civilisationnelle et territoriale fut entièrement le fait de la sphère islamique pendant ce siècle, cependant que chez nous, c'était un Louis XI démêlant le tien du mien avec les roitelets dévorés d'ambitions qui entouraient son royaume, qu'en Angleterre c'était le reflux et la guerre des Roses, et qu'en Suisse, on s'employait à créer la Suisse. Partout ailleurs, morcèlements, divisions, esprit de clocher, fourmillement intellectuel et artistique contenu, piétinant, piaffant pour rien et tendu vers le ciel (construction du Duomo de Milan) faute de pouvoir s'étaler sur le monde.
Chez les musulmans, l'histoire s'emballait, chez nous ça ruait dans les brancards, ça battait des ailes façon coq dans le poulailler clos. L'horizon était barré par le musulman.
Un mot encore sur cette illusion d'une histoire qui s'accélèrerait dans et par le "progrès technologique". Quelle histoire ? L'histoire universelle, mais quelle universalité quand une civilisation comme l'islam exclut de l'universel toutes celles qui ne sont pas elle ? Dès lors que le smart phone et la bombe au plutonium et le virus informatique fonctionnent entre toutes les mains, sont "universels", il n'y a plus aucun progrès qui tienne ! Le progrès, s'il n'est plus réservé à la civilisation qui en enfante les créations, remet tous les compteurs à zéro, opère une tabula rasa par l'"égalité" des armes entre le barbare et le civilisé. Ce fut le piège de l'encyclopédisme et de l'humanisme moderne qui cessa de réserver la science au civilisé : en l'offrant à tous, en la diffusant indifféremment, le barbare s'en sert pour rester barbare !
Ma conjecture personnelle est que le courant encyclopédiste et l'universalisme militant (celui des Jésuites, notamment, au siècle de Louis XIV) peuvent avoir été induits par l'illusion d'omnipotence des créations spirituelles et intellectuelles de l'Occident dans un monde désormais dépourvu de toute contestation à leur égard, l'islam ayant été circonvenu par le truchement d'une circumnavigation.
La totalité du monde et sa possession matérielle rendue possible furent ainsi à la source d'une illusion que l'on a appelé humanisme ou Lumières, illusion qui fit projeter la civilisation dominante, unique et solitaire dans son sommet sans concurrence sur la globalité du monde, et qui n'était telle que grâce à une providentielle conjoncture (effondrement de l'islam conquérant qui aurait pu lui opposer sa contestation), et avec elle sa science (la science était chrétienne jusqu'aux mathématiques et à l'astronomie – cf. Neper, Kepler, inspirés dans leurs travaux par la lectures des textes sacrés de la chrétienté, etc.) comme étant absolument la civilisation de tout le monde, et, corrélativement à cela, cette civilisation en vint à être considérée aussi comme n'étant plus chrétienne qu'accidentellement. Etant universelle, elle ne pouvait l'être que par-dessus l'existant civilisationnel divers (cf. la Chine et le Japon que rencontrèrent les Jésuites missionaires) ce qui entraîna un mouvement de re-catholicisation neo-paulinienne (je veux dire re-universalisation et donc dé-christianisation, comme Paul avait dé-judaïsé la spiritualité monothéiste) des savoirs dans le mouvement encyclopédiste et l'organisation d'une diffusion transcivilisationnelle des savoirs par les Missions. Ce mouvement humaniste universaliste indifférenciant, négligea, dans son étalement, le berceau de la civilisation qui l'avait propulsé.
Par conséquent, on peut dire que la négligence des populations européennes et chrétiennes par les maîtres de l'Europe (jusqu'à ceux de l'Union européenne, chez qui elle s'avère aujourd'hui criminelle) vient de loin : elle fut et elle demeure un phénomène politique aux dimensions multiples qui trouve son foyer historique dans cette illusion d'omniscience/omnipotence créée par l'endiguement au seizième siècle de toute opposition civilisationnelle menaçante pour l'Europe chrétienne, dont la plus sérieuse, celle de l'Islam, armée d'une spiritualité à prétention universaliste concurrente. Cette illusion consiste à se représenter que ce qui est archi-dominant est au-dessus du particulier qui l'a enfanté, et que cette mère de l'universel qu'est le particulier n'est plus bonne qu'à jeter aux poubelles de l'histoire passé l'heure de l'enfantement.
Cette illusion, nous continuons de la payer cher puisque c'est par son cheminement que la Chrétienté s'est trouvée relativisée au siècle dernier avant d'être aujourd'hui bafouée sur ses territoires européens : l'explosion de l'universel et l'érection spirituelle de la figure de l'Homme bardée de droits, l'effacement de la dichotomie qui distinguait le Civilisé du Barbare, banalisèrent la chrétienté comme espace et siège d'une histoire particulière qui, désormais, et à cause de l'illusion universaliste, n'appelle plus aucun effort dédié pour en perpétuer et en défendre la précieuse singularité.
Ce que je propose de mettre en évidence par cette lecture de Toynbee : que cette illusion, fort coûteuse, qui révèle aujourd'hui sa dangerosité, eut en effet et très véritablement des causes historiques rien moins que conjoncturelles, presques triviales, et que cette conjoncture de la fin du XVe siècle, où tout bascula en une poignée d'années pour entraîner une dynamique qui dura près d'un demi-millénaire (jusqu'en 2001, disons, avec des prémisses enclenchées dans les années 1970) a vu depuis un demi-siècle ses termes s'inverser. Il s'agit bien d'une inversion de la conjoncture de 1500 s'agissant des positions relatives de l'islam et de l'Occident : c'est à présent lui, l'islam, qui voit son histoire s'accélérer comme nous avions accéléré la nôtre dans ce moment et qui est en passe aujourd'hui de nous soumettre par l'arme de son universel.
Aussi divisé soit-il aujourd'hui entre Sunnites et Chiites, etc., bien retenir qu'il l'est moins que l'Occident pouvait l'être à la fin du XVe siècle quand ce dernier prit la haute main sur les affaires du monde.
Emergeant seul et victorieux faute de protagonistes, de concurrents, le rescapé unique d'une hécatombe (crash d'avion, ultime vainqueur d'une situation désespérée, d'un grand combat général) se croit investi d'une mission divine ; se figurant que, s'il est seul survivant d'une épreuve qui n'a fait que des vaincus et des morts, cette survie fût-elle due à la seule loi du hasard (découvrir l'Amérique fut un hasard), c'est qu'il a été choisi par l'instance divine (la fameuse Manifest Destiny des chrétiens d'Amérique du Nord) et le voilà qui s'en va délivrer des messages à l'humanité tout entière comme s'il était l'Elu du ciel, ou le Dernier Homme mandataire du divin. C'est de cette illusion, un peu comique, qu'a dû être victime l'Occident au XVIe siècle lorsqu'il s'est vu arriver premier et seul dans la course à la mondialisation du monde. De cette conjoncture historique, il a fait une révélation nouvelle ; il en a fondé l'humanisme moderne et l'universalité conceptuelle et principielle.
On a suffisamment relevé l'obsession de l'islam pour son calendrier, pour les plis et les échos qu'il y aménage et qui souvent fournissent le "timing" de ses actes les plus emblématiques (aujourd'hui, le plus souvent, des tueries) mais qu'en est-il de l'Occident ? Qu'on accepte pour première piste dans cette enquête ce fait qui révèle l'obsession de l'Ouest (obsession presque chaldéenne) pour le chiliasme et l'ordonnancement qu'il créé dans l'histoire de l'Occident : que l'Union européenne, dernier en date des avatars de l'universalisme spirituel et politique que concoctera jamais l'Occident, fut instaurée un demi-chiliasme exactement (1992) après la découverte de l'Amérique par Colomb (1492). Et qu'on mesure ce que l'adverbe "exactement" veut dire ici : que si Grenade fut prise le 2 janvier 1492, c'est le 1er janvier 1992 que siégea la première présidence de l'Union européenne, qui était portugaise : un demi-chiliasme à un jour près.
On oppose à ma critique historique de la prétention universaliste qui a habité et qui habite encore la chrétienté d'Occident et ses sociétés dérivées l'argument que cette critique relativiserait à son tour la supériorité de cette civilisation sur l'islam, dont elle nierait implicitement le fait. Je crois que c'est le contraire qui est vrai, car c'est bien l'accession au statut d'universalité qui fait cela : en effet en plaçant une entité civilisationnelle sur le socle supérieur de l'universalité on lui interdit de se comparer aux autres sur le plan du particulier; la chose ainsi classée hors concours, hors cadre et hors la singularité elle ne peut affirmer la moindre supériorité sur ses pairs – elle en devient pour ainsi dire interdite de supériorité et son statut exceptionnel plaide pour une fallacieuse égalité de valeur dans toute la classe des foyers de civilisation. L'universel échappe aux comparaisons, voilà qui est bien commode, dans l'islam, par exemple, pour ne pas daigner participer au concours Lépine des fruits que les civilisations produisent, ni s'exposer au risque d'une hiérarchisation entre elles.
En conclusion à cette introduction : le double verrouillage opéré par les puissances chrétiennes d'Occident (qui barraient aux Ottomans l'accès au Nouveau Monde) d'une part, et par les Moscovites (qui empêchèrent aux Ottomans de faire la liaison avec leurs coreligionnaires sunnites des Etats turkmènes d'Asie centrale en leur rendant tout contournement de la Caspienne impossible) dans ce XVI siècle, d'autre part, fut tel que toutes les victoires militaires de Soliman le Magnifique devaient être sans lendemain et ne rien changer à la donne : c'est à ce double verrouillage opéré au XVIe siècle sur le monde islamique que l'on doit la domination ultérieure de l'Occident chrétien et la floraison des Temps Modernes (qui furent une refondation néo-paulinienne de l'universel hors du berceau de la chrétienté d'où cette universalité devait issir).
L'encercleur thalassocrate musulman, qui avait fait de l'océan Indien un "lac arabe" dans les siècles précédents, fut à partir des premières années du XVIe siècle lui-même encerclé si durablement que pendant près de cinq siècles ses vainqueurs se représentèrent leur victoire comme définitive et comme émanation d'une destinée universaliste manifeste ; la mondialisation du monde se devait d'être son occidentalisation. L'éveil simultané en 1979 de la Chine (révolution denguiste) et de l'Islam (révolution iranienne qui faisait suite au choc pétrolier de 1974) vint bouleverser cette donne et secouer durablement les illusions suprémacistes de l'Occident, desquelles il ne reste à peu près rien 40 ans après ce double réveil, si ce n'est une longue suite de déboires économiques et militaires.
Au passage, en explicitation et comme en codicile à ce qui précède dans cette Introduction :
En parcourant la Grammaire des civilisations de Braudel, qu'un distingué intervenant d'ici a eu récemment l'insigne bonté de me recommander : que le mot civilisation est de création plus récente qu'on ne croit (datant de Voltaire); qu'il est apparu en doublonnant celui, plus ancien, de culture précisément quand les sciences et les techniques se sont émancipées de cette dernière pour prétendre à l'universalité transcivilisationnelle; que, dès lors, la séparation entre culture (civilisation) et barbarie s'est trouvée problématique (le barbare outremer acquérant les sciences et s'emparant des techniques d'Occident en se dispensant de se plier à sa culture); que, partant, la science moderne indifférente à la dichotomie culture/barbarie, s'est affanchie du même coup de la civilisation qui, pourtant, dans ce pli de l'histoire, venait d'être instaurée comme concept devant supporter (comme la corde le pendu) l'étalement planétaire des savoirs; et que, par conséquent, la civilisation, dont l'apparition conceptuelle fut concommitante à l'encyclopédisme et à l'universalisation prétendue du savoir scientifique (siècle de Voltaire), en fut mort-née. La civilisation, dans et par les Lumières, est morte en naissant. La technique universelle, en l'enfantant, en la berçant, l'a croquée, ne laissant plus que la pauvre culture éventrée, celle des prétentieux ignorants des sciences que sont aujourd'hui, par exemple, nos cultureux.
En s'étendant par le véhicule de l'universalité technique et "civilisée", l'Occident s'est ratatiné en une culture impotente, incapable de barrer la route à l'islam et à toute barbarie armée des machines qu'il leur a pensées et fabriquées et mises entre les mains. Le baccalauréat déculturé arrive (trop tard) pour s'armer dans la compétition ouverte qui l'oppose au barbare monstre de Frankestein, lequel se propose de dévorer l'apparenti sorcier encyclopédiste qui l'a équipé à ses dépens. Reculturer l'Occident devrait commencer par une intelligence de ce parcours historique.
* * *
les Chinois calculent à l'aide d'un boulier, les enfants peuvent être d'une rapidité phénoménale (en Chine, en Corée et au Japon) à l'aide de cet instrument. A quel titre la manière de ne pas utiliser un boulier en Occident, prétend-elle à l'universalité ? Sur le papier, les opérations sur les entiers (multiplications, additions, etc.) se posent en Chine de manière complètement différente qu'en Occident, avec une efficience incomparablement supérieure à la manière gauche et lente avec laquelle on enseigne aux jeunes ces opérations en Occident. Pourquoi donc cette manière lente et gauche, mériterait-elle d'être associée à l'élan universel des sciences "qui marchent" ?
Quand les grands navigateurs portugais ont pu au XVIe siècle pénétrer dans l'océan Indien et y établir des comptoirs de commerce, ils apprirent que sur les côtes africaines de Somalie, à Mombassa et ailleurs, un navigateur chinois (Cheng He) les avait précédés, ce qui signifie que l'ingénierie navale chinoise, la médecine chinoise, etc. s'étaient développées sans l'aide de la "science universelle" prônée et diffusée par l'Occident comme telle, que l'architecture des nefs, s'était avancée sans la géométrie greco-romaine et était allée aussi loin et l'avait fait plus tôt (un siècle) que les nefs ibériques. En quoi donc y aurait-il prétention fondée à l'universel dans les règles de construction navale occidentales, étrangères aux règles chinoises quand ces dernières se montrèrent au moins aussi performantes qu'elles ?
En quoi le triangle de Pascal est universel davantage que le boulier ? Les lois de Newton (astrologue) plus universelles que les lois d'observation du ciel et du temps chez les Chinois anciens ? La vérité scientifique n'est jamais qu'une représentation dominante du monde et du faire des hommes. La réussite de la technique illustre la domination d'un discours sur le réel, elle n'enterine aucune vérité exclusiviste.
Les logarithmes népériens furent inventés par un homme (Neper, un Ecossais calviniste fervent) qui, des decennies durant, avait fait de l'Apocalypse de Jean son bréviaire, et c'est en appliquant la méthode de lecture que Joaquim de Flore proposait de ce texte sacré de la chrétienté que lui est venue l'idée "d'écraser" les nombres naturels dans une loi de correspondance qui est devenu le logarithme népérien.
Johannes Kepler a conçu que les orbites célestes n'étaient pas circulaires mais elliptiques (celles des planètes du système solaire) en modélisant la Sainte Trinité : la complexité et l'audace de ses propositions se voulaient une modélisation des liens qui unissent les trois termes (Père, fils et Saint-Esprit) de la Trinité dans la sphère céleste. C'était une conjecture par analogie parfaitement dingue. Képler eut le bonheur de "tomber juste".
Si les logarithmes népériens et la science de Kepler sont "universels" alors il faut dire tout de suite que nous, Chrétiens, sommes les instruments du divin, le peuple élu nouveau en quelque sorte. Ce qui est exactement ce que les Lumières ne fourrèrent dans la tête en déclarant universel le savoir scientifique chrétien, et donc, suivez-moi bien, en éviscérant ce savoir de son caractère culturel chrétien, ces "pères de l'Eglise nouvelle" firent à la foi occidentale prendre un nouveau départ que je qualifie de néo-paulinien puisqu'ils firent subir à cette foi chrétienne ce que Paul de Tarse avait fait au judaïsme en universalisant sa spiritualité. Le mouvement encyclopédiste est cela même : une prétentieuse re-catholicisation (ou re-paulinisation) d'un savoir qui n'était autre qu'européen et anecdotiquement chrétien. Cette foi occidentale nouvelle, post-chrétienne, et prométhéenne, s'est fait connaître comme "humanisme", dont l'avatar post-moderne, son succédané petit bourgeois s'appelle "droit del'hommisme".
Ma conjecture personnelle est que cette illusion d'universalité dans laquelle l'homme occidental s'est drapée au XVIIIe siècle est mortellement sotte : elle découle d'une conjoncture militaire qui lui avait accordé la domination passagère sur toutes les cultures et spiritualités concurrentes (islam, Chine et mondes amérindiens). Or cette conjoncture, qui a duré trois bons siècles ou peu s'en faut, s'est dénouée et a passé au cours de ces quarantes dernières années (réveil de l'islam après la guerre du Kippour, la révolution iranienne et les déboires soviétiques en Afghanistan dans la fin des années 70, concommitant au réveil de la Chine avec la révolution denguiste en 1979 puis la deuxième révolution denguiste de 1989, etc.); elle a passé dans l'histoire et nous voilà face à nous-mêmes, purgés de nos pathétiques illusions d'universalité élective.
Les "prouesses de la science occidentale" ont échoué à faire mieux vivre les hommes. Ca devrait suffire pour nous convaincre de passer/penser à autre chose.
* * *
J'ai écrit supra : La réussite de la technique illustre la domination d'un discours sur le réel, elle n'enterine aucune vérité exclusiviste.
Ceci, pêché aujourd'hui dans un article de Wikipédia sur les théorèmes d'incomplétude de Gödel :
Les théorèmes d'incomplétude traitent du rapport fondamental en logique entre vérité et prouvabilité et surtout établissent de façon formelle que ces deux concepts sont profondément différents.
En mathématique on considère qu'une fois un énoncé prouvé, celui-ci peut être considéré comme vrai, mais ce faisant on utilise une condition importante quoique rarement explicitée : que les hypothèses utilisées dans la démonstration soient non contradictoires. Une démonstration aussi rigoureuse soit-elle ne vaut rien si elle est fondée sur des bases branlantes puisque l'on a vu qu'une théorie contradictoire démontre n'importe quel énoncé (et son contraire). Par conséquent la cohérence d'une théorie est l'ingrédient absolument nécessaire pour assurer que tout théorème de la théorie est vrai. Les théorèmes d'incomplétude montrent que cet ingrédient ne peut être interne à la théorie. C'est ce qu'exprime le théorème de Löb : si une théorie T démontre une formule A sous l'hypothèse que A est démontrable dans T, alors cette hypothèse est inutile et on peut démontrer A sans celle-ci ; car déduire A du fait que A est démontrable revient à utiliser la cohérence de T ; mais justement celle-ci n'est pas démontrable dans T et donc cet argument n'a pas pu être utilisé dans la preuve.
Les théorèmes d'incomplétude sont fondés sur le fait qu'il est possible de définir la prouvabilité dans une théorie en utilisant uniquement quelques principes d'arithmétique (et donc dans toute théorie contenant ces quelques principes d'arithmétique). Par contre pour définir la vérité dans une théorie il est nécessaire de se donner d'autres moyens qui reviennent essentiellement à supposer que la théorie est cohérente : il faut par exemple pouvoir construire un modèle, ce qui ne peut se faire en général en utilisant seulement les principes de l'arithmétique.
On trouve cette problématique traitée plus en détail dans l'ouvrage collectif paru en 2015 : Foundations of Logical Consequence, sous la direction de Colin R. Caret et Ole T. Hjortland (Oxford Press).
Tout ce qui est dit ici : que de vérité universelle il ne saurait y avoir dans une théorie scientifique cohérente dès lors que la cohérence de la théorie n'est dicible ou décidable que dans un langage extérieur à celui des énoncés qui lui sont subordonnés. Quel est donc, en science, ce "langage extérieur" ? La réponse est connue, mais négligée par certains : celui du pouvoir et de la puissance politique et militaire.
Le statut de vérité est étranger à la prouvabilité des énoncés, propositions et conséquences logiques d'une théorie cohérente donnée.
Et il ne faut donc pas s'étonner que la vérité ait été particulièrement fluctuante dans l'histoire de la science physique (ne parlons pas des mathématiques ou de la biologie) depuis Isaac Newton en Occident. Quelle universalité alors ? Il n'y a en a pas. Il n'y a pas de méta-cohérence des théories et pratiques scientifiques, qui ne sont toutes cohérentes qu'en leur intérieur, et qui meurent et se succèdent dans l'histoire comme les potentats d'une dynastie, et qui varient entre civilisations/cultures contemporaines et concurrentes. La survenue de chacune est inspirée par la culture doxologique, le terreau irrationnel et religieux (la religion du progrès technique n'étant qu'une parmi d'autres) où elles émergent, lui-même conditionné par la conjoncture des puissances et principautés (science occidentale triomphante quand l'islam et la Chine sont parterre en même temps, etc.).